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Témoignage de Séverine Dubois, membre du mouvement Points-Cœur.

Manille, Philippines, le 6 mai 2013

Parfois, l’Évangile semble une histoire lointaine, sans trop de rapport avec notre vie. Et pourtant, en est-il vraiment qui cessent de désirer, au moins secrètement, de voir s’accomplir aujourd’hui les paroles de l’Écriture ?

L'équipe de foot de la prison de Muntinlupa
L’équipe de foot de la prison de Muntinlupa

Points-Cœur est une plongée quotidienne au cœur de la Bonne Nouvelle. Cette expérience, nous la faisons particulièrement à la prison de Maximum Security, de Muntinlupa, ou à la prison de Navotas, plus près de notre quartier. Et si je peux affirmer avec autant de certitude que dans ces lieux se vit l’Évangile, c’est que nos amis eux-mêmes le confirment : “Vous vivez auprès de nous, cette parole de Jésus : ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits qui sont mes frères…

Loin des images de prison des films américains, Muntinlupa est un petit village avec des magasins tels qu’on les retrouve dans notre quartier, des petits restaurants, des salles de massage, des ateliers de peinture, de mécanique, etc. Il y a une église, des temples, une mosquée, un terrain de basket, de tennis, un karaoké. Le témoignage d’Edgar n’en est pas moins bouleversant. Alors qu’il est en prison depuis dix-huit ans et n’a pas encore accompli la moitié de sa peine, je souhaite qu’il puisse vous rejoindre par ces paroles recueillies comme un trésor :

J’ai été accusé d’un meurtre que je n’ai pas commis. La personne tuée était un millionnaire, ils ont payé la police pour qu’ils puissent conclure le “cas”. La police m’a torturé pour que j’avoue, mais je n’ai pas pu avouer un crime que je n’avais pas commis. J’en ai voulu à la police, et à Dieu quand j’ai été condamné à mort. Pourquoi moi, alors que j’étais innocent ? J’ai prié, prié Dieu pour qu’ils me relâchent, mais je n’ai pas été relâché. J’ai passé des années à être en colère contre les policiers et contre Dieu. Et puis, avec d’autres condamnés, nous avons prié, prié, pour que la peine de mort soit annulée et en 2000, alors que nous avions notre date d’exécution, la loi a changé et la peine de mort a été abolie. J’avais la vie, alors que moi-même je l’avais déjà ôtée auparavant à d’autres… Dieu avait un plan. Il m’a fallu sept ou huit ans pour pardonner. Pardonner aux policiers qui m’avaient torturé. Pardonner aux personnes qui m’avaient accusé. Ne plus en vouloir à Dieu. Mais du moment où j’ai senti cet appel à pardonner et où j’ai pu pardonner, j’ai trouvé la paix. Et aujourd’hui, je peux vraiment rendre grâce à Dieu et je comprends qu’il m’a appelé dans ce lieu. Que serais-je devenu à l’extérieur ? Je rends grâce d’être ici. Je n’ai aucune envie de sortir. Mais je suis prêt maintenant. J’aurais pu être mort, mais Dieu m’a redonné la vie. Je sais qu’ici Dieu a un plan pour moi. Ma façon de rendre grâce, c’est de chanter à l’église, jouer de l’orgue et de la guitare. Ici, je peux vraiment dire : Dieu m’aime, je suis aimé de Dieu. Je fais l’expérience de l’amour de Dieu pour moi. Par mon travail ici, par mes tableaux qui sont vendus à l’extérieur, j’ai toujours pu soutenir ma famille et mes enfants qui n’ont jamais manqué de rien. Et cela me dit l’amour de Dieu pour moi et me donne une grande paix. Vos visites également, vous qui venez à l’intérieur nous voir alors qu’à l’extérieur tout le monde pense que nous sommes des criminels, me disent l’amour de Dieu pour moi. C’est aussi grâce à vos visites que j’expérimente que Dieu m’aime…

Telle est la sainteté de nos amis. Ils laissent simplement transparaître le Christ. Oui, saints sont nos amis. Mais d’une sainteté tout sauf mièvre. D’une sainteté enracinée dans la souffrance et le pardon, d’une sainteté qui a sa source dans la conscience très forte d’avoir reçu la vie de Dieu et de renaître d’en haut, d’une sainteté qui jaillit du fait de se savoir aimé.

La conscience de la mission découle alors de l’amour reçu, conscience d’être appelé, au milieu de ces cœurs blessés et parfois désespérés, dans cette terre, à être semence de paix et germe de compassion.

Le regard doux d’Edgar en dit long sur cette expérience. On y décèle une profonde paix. Je ne veux pas dresser un tableau angélique de notre ami qui semblerait trop esthétiquement parfait pour être vrai. Je parle d’une sainteté pétrie d’humanité ou plus justement peut-être pétrie dans son humanité.

Ancien photographe, il évoque avec simplicité aussi son addiction aux filles, au sexe. Addiction non abolie. Il nous parle de sa dizaine de textmates1. Pourtant marié, père de sept enfants, il entretenait il y a peu encore, des relations avec ces femmes jusqu’au jour où sa propre femme a découvert la photo d’une textmate nue dans son téléphone… Furieuse, elle a jeté le téléphone au sol. Alors, la décision d’Edgar fut de ne plus avoir de portable pour éviter la tentation.

Cela est la grandeur de nos amis. Edgar en a encore pour une vingtaine d’années, mais il raconte entre deux éclats de rires, ces gestes qu’il pose et qui sont d’une espérance folle. Peut-être retombera-t-il, mais cette lutte constante, qui est celle de sa vie, il l’ose.

Comme le disait Bennie : “Ce qui nous permet de tenir, de garder l’espérance, c’est la certitude que Dieu a un plan pour nous, que dans tout cela, il y a le plan de Dieu. Peut-être celui d’apprendre la compassion ici, la mission auprès de ceux qui en ont besoin, pour un jour la vivre au dehors”.

C’est cette certitude aussi qui lui fit dire avec beaucoup d’humour un jour où il m’interrogeait sur mes engagements définitifs : “On en a pris tous les deux pour perpèt !” Et aussi de nous exhorter paternellement : “Surtout, n’oubliez pas : la première et la seule chose dont a besoin un missionnaire, c’est l’humilité”.

Le regard de nos amis sur ce qui est bon s’est aiguisé avec leurs années de détention. Ils en arrivent toujours à des conclusions étonnantes qui leur font profondément valoriser ce lieu. Comme le dira notre ami Abdul à propos d’Elisa : “Il faut être dans ce lieu pour rencontrer des personnes avec un grand cœur. C’est notre grâce et le paradoxe de ce lieu. Dehors, tu ne les rencontres pas”.

C’est étonnant que l’humanité de ces hommes ait ainsi été non seulement préservée, mais encouragée par cette vie carcérale.

Il est encore plus surprenant de faire cette expérience dans l’autre prison, celle de Navotas, où tous les quinze jours nous rendons visite à notre ami Julius, vingt-neuf ans, qui depuis huit ans maintenant est dans l’attente de son jugement, sans preuve à charge contre lui de sa culpabilité dans une histoire de meurtre.

Il y a six cellules de quelques mètres carrés. Dans la cellule de Julius, ils sont soixante-dix-huit hommes. Je suis projetée soixante-dix ans en arrière et je vois les wagons dans lesquels étaient parqués les gens en direction des camps de concentration. La comparaison pourra sembler forte mais l’est-elle tant que cela ? Les conditions sont inhumaines. Les détenus n’ont même pas la place d’être tous allongés, et bien évidemment, dans une pièce de cette taille, il fait chaud, étouffant parfois, et rares sont les privilégiés qui ont l’équivalent d’un lit, ou d’un hamac, disons au moins un espace déterminé pour pouvoir dormir, ce qui les oblige à avoir des tours de sommeil.

La distribution de la nourriture n’est guère plus soignée que pour des animaux. À travers les barreaux, chacun, en ligne, tend son assiette dans laquelle il recevra la dose d’un bol de riz et deux sardines, ce qui composera le déjeuner de ce jeudi. Et Julius, pour profiter de notre présence, ne fera même pas la file pour recevoir sa nourriture. Je suis effarée.

En rentrant, je partage avec Élie mes impressions et je lui dis : “Élie, ce lieu a tout pour rendre fou…” Mais lui, très justement, me reprend ou plutôt me complète : “…ou saint” Puis il continue : “Je crois que Julius, de chef de gang qu’il était, fait dans ce lieu un vrai chemin de sainteté”.

Voir aussi :
Optimisme ou espérance ?
Le monde a besoin de témoins qui voient le bien


1. Beaucoup de prisonniers qui ont pu se procurer un téléphone portable (sachant qu’ils sont interdits dans la prison) correspondent par textos avec des femmes de l’extérieur, après avoir trouver leurs numéro dans les petites annonces des magazines.

Merci à Séverine Dubois pour son autorisation de publier son témoignage et ses photos sur notre blog.

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