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Comment j’ai appris à aimer les touristes sexuels

Septembre 2007 : j’arrivai dans la ville de Pattaya, où j’avais décidé de m’installer pour une durée indéterminée, afin de me rapprocher des femmes thaïlandaises vivant de la prostitution auprès des touristes asiatiques et occidentaux.

Je vous rassure tout de suite : je ne parlerai pas ici de la prostitution des enfants, et les « touristes sexuels » dont je parle sont ceux qui se tournent vers des femmes majeures et consentantes. Pendant mon séjour de 15 mois à Pattaya, je n’ai pas cherché à rencontrer des enfants prostitués, ni à en savoir plus sur leur situation. La situation des femmes thaïes adultes consentante était déjà bien lourde et douloureuse, je ne me sentais pas la force intérieure d’accueillir dans mon cœur toute la souffrance des femmes victimes de réseaux, ni celle des enfants.

J’avais 32 ans à mon arrivée, c’était le bon âge pour moi. Plus jeune, j’aurais probablement été dégoutée durablement des hommes et de la sexualité. Les premiers jours, j’étais surtout frappée par les couples avec un énorme décalage d’âge : des hommes blancs, généralement très bedonnants (ce que n’apprécient pas du tout les Thaïlandaises), âgés de 65 à 80 ans, tenant par la main une femme thaïe âgée entre 18 et 30 ans… Des familles composées de tels couples, se promenant avec un enfant thaï de quelques années et un bébé métis dans une poussette… Sachant que s’ils décident de rester à Pattaya avec leur nouvelle famille, c’est généralement que les hommes comptent bien continuer à profiter de toute la vie nocturne locale.

Alors la première semaine, j’avoue que je me sentais saisie de dégoût à la vue de ces hommes, et que l’envie était forte de changer de trottoir quand je les croisais.

Mais je ne souhaitais pas diviser l’humanité en deux, aimer les femmes et haïr les hommes. Selon ma foi, tout être humain est créé à l’image de Dieu, a une beauté et une dignité infinies. Où était donc la dignité de ces hommes qui venaient rencontrer ces femmes beaucoup plus jeunes qu’eux, en consommateurs ?

Seule la contemplation du dessein de Dieu sur l’homme pouvait m’empêcher de les mépriser, et pouvais m’empêcher de percevoir l’amour homme-femme comme une relation de domination et de recherche de profit au détriment de l’autre.

J’ai alors commencé à méditer sur la Genèse et sur le dessein de Dieu sur l’homme et la femme. J’étais aidée dans cette méditation par la lecture des catéchèses de Jean-Paul II sur la théologie du corps, où il parle de l’amour conjugal.

Cette contemplation de l’appel de Dieu sur ces hommes, appel à aimer, à se donner, à vivre la sexualité dans le mariage pour valoriser la dignité du conjoint, lui manifester son amour dans un profond respect ; appel à s’accomplir dans le travail au service des autres, de la société, du bien commun, et à aimer une seule femme, dans une relation profonde, source de joie pour l’un et l’autre, à livrer sa vie pour elle et pour faire son bonheur ; cette contemplation m’a conduite à éprouver la même compassion envers les « touristes sexuels » de Pattaya, qu’envers les femmes qu’ils utilisaient.

Ces hommes, comme chaque homme, ont été créés par Dieu. Leur être est fait pour l’amour, et pour la communion, et tout particulièrement pour une communion authentique avec une personne de l’autre sexe. Dieu a créé l’être humain homme et femme, Il a créé la sexualité, non pas d’abord pour que l’espèce humaine puisse se perpétuer (si c’était son seul but, Il n’aurait pas utilisé un moyen si compliqué — au niveau des relations humaines —, Il aurait créé directement chaque homme à partir de rien, ou à partir des pierres : « Je vous dis que Dieu peut, des pierres que voici, faire surgir des enfants à Abraham. » (Lc 3, 8)).

Il a créé la sexualité humaine pour qu’elle soit le lieu d’une communion entre l’homme et la femme, à l’image de la communion qui existe au sein de la Sainte Trinité (Dieu le Père, Dieu le Fils et Dieu l’Esprit Saint). Il a voulu que cette communion d’amour soit féconde, comme est féconde la communion entre le Père et le Fils, qui est source du Saint Esprit, et qui rejaillit encore dans ce désir de Dieu qui l’a poussé à nous créer pour que nous participions à cette Communion divine. C’est pour cela, pour que la communion conjugale soit féconde à l’image de la Communion divine, que Dieu ne veut pas que sexualité et procréation soient dissociées l’une de l’autre.

C’est bien étonnant, non ? Dieu Trinité — pur esprit jusqu’au jour de l’Annonciation où Jésus a commencé à exister comme être humain (à la fois vrai Dieu et vrai homme) dans l’utérus de la Vierge Marie — a choisi comme moyen de nous rapprocher de la communion entre les Personnes divines, et de la Communion entre le Christ et l’Église1, cette union corporelle entre l’homme et la femme, qui souvent semble si loin de toute spiritualité…

Dans Amour et responsabilité, Jean-Paul II, alors encore appelé Karol Wojtila, allait jusqu’à écrire :

Une sensualité exubérante n’est qu’une matière, riche mais difficile à manier, de la vie des personnes et qui doit s’ouvrir d’autant plus largement à tout ce qui détermine leur amour. Sublimée, elle peut devenir (à condition de ne pas être maladive) l’élément essentiel d’un amour d’autant plus complet, d’autant plus profond.2

Nous sommes bien loin du puritanisme.

Dans le dessein de Dieu, le corps est donc l’instrument qu’Il met à notre disposition pour nous unir à l’autre, et lui témoigner notre amour. Cela est vrai dans toute relation, où le corps est la médiation du respect et de l’amour que nous manifestons aux autres. C’est d’autant plus fort dans la relation conjugale — et d’autant plus blessant lorsque la sexualité est déviée de son vrai but.

Ces hommes de Pattaya sont donc faits pour l’amour vrai, leur être a été créé pour une vocation merveilleuse, pour le don d’eux-mêmes par amour. Comme ils m’ont parus malheureux alors, de passer si loin du destin pour lequel ils ont été créés.

J’ai eu l’occasion de rencontrer beaucoup d’hommes occidentaux de Pattaya, souvent parce qu’ils étaient en couple avec des femmes que j’aidais. J’ai servi d’interprète un certain nombre de fois, pour que ces relations ne soient pas encore plus abîmées par des malentendus dus au langage. Beaucoup d’hommes étaient heureux de pouvoir se confier à moi, de rencontrer enfin quelqu’un qui ne s’intéressait pas à leur argent et qui ne les méprisait pas.

Un grand nombre de ces hommes ont vécu des évènements tragiques dans leur vie, ou ont beaucoup souffert de se sentir rejetés et méprisés. Parfois à cause de leur physique, parfois à cause de leur timidité ou pour bien d’autres raisons. Beaucoup de jeunes viennent à Pattaya pour s’amuser, pour tout essayer… Mais les hommes plus âgés y viennent souvent poussés par une forme de désespoir.

À Pattaya, ces hommes sont enivrés d’une sensation de liberté, c’est-à-dire de la possibilité de faire ce qu’ils veulent, dans la mesure où ils peuvent payer — et leur pouvoir d’achat est démultiplié par les taux de change. Ils sont aussi enivrés par l’attention qu’ils reçoivent de la part des femmes, et souvent par leurs flatteries. Des hommes de 70 ans faisant leur jogging sur la plage semblent finir par croire les paroles des prostituées qui leur lancent des : « Eh ! Sexy man ! ».

Mais cette « liberté » est amère. Très vite ces hommes se retrouvent devant un vide encore plus profond que celui qu’ils avaient voulu fuir. À Pattaya tout est permis et rien n’est obligatoire, mais quand chacun se sent dispensé de respecter les autres, la vie devient vite un enfer. C’est ainsi que j’ai eu de nombreuses occasion de discuter avec des hommes blancs installés là-bas depuis longtemps, et remplis d’amertume, voire de haine envers les Thaïs. Pourtant, ils n’envisageaient pas un instant de quitter cette ville : l’absence de contrainte, la sensation de toute puissance, la facilité à obtenir les choses et les personnes convoitées, tout ceci était devenu une véritable drogue pour eux.

Combien toutes ces personnes : les hommes, les femmes, les Occidentaux, les Asiatiques, les riches, les pauvres, ont besoin de découvrir un amour vrai et gratuit. Je ne m’attendais pas à l’accueil que j’ai reçu à Pattaya, à une telle soif d’amitié, une telle attente, de la part de tous. Mais l’Église locale s’intéresse très peu aux prostituées, et encore moins à leurs clients.

Lors d’un renouvellement de visa au Cambodge, j’ai eu l’occasion de dîner avec quelques jeunes coopérants français, en mission dans des paroisses locales. J’ai raconté à l’un d’entre eux ce que je vivais à Pattaya, et je lui ai dit combien je pensais qu’il serait nécessaire que des hommes viennent annoncer l’amour de Dieu aux clients des prostituées. J’ai été très étonnée par sa réaction : rejet absolu vis-à-vis de ces hommes, refus total d’imaginer aller vers eux.

Le rapport à la sexualité n’est anodin pour personne. Vivre la compassion vis-à-vis des prostituées ou des clients de la prostitution suppose forcément d’être confrontés à nos propres ombres, peurs et blessures. C’est un chemin forcément remuant intérieurement, si on ne choisit pas la facilité de justifier les attitudes ou de condamner les personnes en bloc.

1. « Voici donc que l’homme quittera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et les deux ne feront qu’une seule chair : ce mystère est de grande portée ; je veux dire qu’il s’applique au Christ et à l’Église. » – Ep 5, 31-32.

2. Karol Wojtila, Amour et responsabilité, chapitre 1, § VIII.

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  1. Charlotte

    Nénuphar, quel témoignage

    Nénuphar, quel témoignage magnifique ! Et poignant aussi… Il m’a fallu plusieurs semaines pour arriver à le lire, j’en avais peur, à cause du titre et des photos, mais je ne regrette pas du tout de l’avoir lu. Merci beaucoup !

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