En 1984, Jean-Jacques Goldman sortait une nouvelle chanson : Nous ne nous parlerons pas. Paroles :
J’ai bien reçu tous vos messages
Je vous ai lu page après page
Je sais vos hivers et vos matins
Et tous ces mots qui vous vont si bien
En quelques phrases, en quelques lettres
Il me semble si bien vous connaître
On écrit bien mieux qu’on ne dit
On ose tout ce que la voix bannit
Mais vous désirez me rencontrer
Et moi, j’ai si peur de tout gâcher
Nos confessions, nos complicités
Comment garder tout ça sans rien casser
Nous ne nous parlerons pas
Nous oublierons nos voix
Nous nous dirons en silence
L’essentiel et l’importance
Utilisons nos regards
Pour comprendre et savoir
Et le goût de notre peau
Plus loquace que des mots
Nos bras ne tricheront pas
Nos mains ne mentirons pas
Mais surtout, ne parlons pas
Je connais un endroit charmant
Très à la mode et très bruyant
De ces endroits où les solitudes
Se multiplient dans la multitude
On n’a qu’une envie, c’est d’en sortir
Vous n’aurez besoin que d’un sourire
Je comprendrai qu’il est déjà tard
Nous irons boire un verre autre part
Nous ne nous parlerons pas..
La chanson ne dit pas comment cette correspondance a commencé. Certainement pas sur un site de rencontre, puisque la chanson a été écrite en 1984. Sans doute pas non plus à partir d’une annonce de Famille Chrétienne.
Beaucoup de chansons de Jean-Jacques Goldman ont des paroles très belles et très profondes. Il était mon chanteur préféré quand j’étais ado… Ses préoccupations sont moins vaines que celles d’autres stars, pour preuve son récent engagement en faveur de la communauté de l’Arche de Jean Vanier, qui accueille des personnes handicapées mentales.
Ces précisions pour dire que cet article n’a pas pour but de discréditer ce chanteur.
Histoire d’amour virtuelle ?
Les histoires d’amour nées sur un site de rencontre, ou ailleurs sur Internet, peuvent-elles démarrer avant la rencontre « IRL » (« In Real Life », « Dans la vie réelle ») ?
Quand je prends un peu de temps pour lire les rubriques « Histoires d’amour sur Internet » de différents forum, je suis étonnée du nombre de foi où des membres du forum parlent de leur « copain », de leur « amoureux(se) », ou bien disent « Je suis avec un mec depuis deux ans », et où on se rend compte au bout de quelques lignes que le couple ne s’est jamais rencontré.
Généralement ces messages portent une certaine part d’angoisse, c’est parfois parce que le/la fiancé(e) espace les messages, est devenu(e) plus distant(e), ou parce que leur lieux de vie respectifs rend hypothétique la concrétisation de la relation, parce qu’ils/elles sont angoissé(e)s à l’idée de la réaction quand l’autre verra tout de leur physique ou découvrira tel aspect fondamental de leur vie qu’ils/elles ont caché jusque là, ou encore parce que l’autre reporte indéfiniment la première rencontre, au point que l’on se demande si l’amour de sa vie n’est pas déjà en couple ou cache un autre secret terrible.
D’autres messages expliquent la déception — ou pire — vécue lorsque la première rencontre à lieu enfin. Un homme charmant à travers sa webcam et ses sms devient un homme violent qui force sa bien-aimée à des pratiques sexuelles humiliantes… Une femme que l’on croyait connaître et avec qui on se sentait en grande complicité se montre d’une grande froideur et ne cesse de changer d’avis sur la suite à donner à la relation…
Dans la chanson de Jean-Jacques Goldman, celui-ci semble aussi considérer la relation amoureuse comme acquise, puisqu’il planifie les rapports sexuels qu’ils auront à leur première rencontre.
Pourtant, tant que la première rencontre n’a pas eu lieu, la personne aimée est une personne mi-réelle mi-imaginaire. Au pire, tous les messages ont peut-être été écrits par quelqu’un d’autre, et on croit avoir une relation profonde avec une personne qui n’existe pas.
Les sentiments qui naissent avant la première rencontre ne sont pas basés sur le réel, et si ces sentiments se confirment dans la vie réelle, c’est que l’on passe du fantasme à la réalité, et qu’on a la chance que la réalité soit aussi belle, ou plus belle, que l’imaginaire.
La nostalgie des échanges profonds
Jean-Jacques Goldman, dans ce texte, semble déçu à l’idée de quitter le mode correspondance, qui aura permis entre eux des échanges si profonds.
C’est le désir romantique de ces échanges épistolaires profonds qui permettraient de mieux connaître la personne que les échanges en direct, qui pousse certains utilisateurs de sites de rencontres chrétiens à repousser longtemps la première rencontre.
Le moyen de garder cette profondeur des échanges est-il vraiment de bannir la voix ou d’éviter la rencontre physique ? « On écrit bien mieux qu’on ne dit ; On ose tout ce que la voix bannit ». C’est parfois vrai, mais est-ce incompatible avec le fait de connaître la personne dans le réel ? Pour ma part, j’ai vécu 9 ans en communauté, avec des personnes que je voyais chaque jour, et il m’est arrivé de nombreuses fois de leur écrire pour leur exprimer des choses que je n’arrivais pas à leur dire. Dans les début de ma relation avec mon mari, j’ai aussi utilisé ce moyen plusieurs fois, puis c’est devenu totalement inutile, tellement nous sommes devenus proches et à l’aise l’un avec l’autre pour pouvoir tout s’exprimer face à face. Pourquoi faudrait-il choisir entre l’écrit et l’oral ? Pourquoi renoncer à ce moyen d’expression une fois que l’on rencontre la personne ?
Par ailleurs, pour que la voix puisse oser ce qui est plus facilement écrit, il faut un apprivoisement dans l’amour. Le fait que les relations amoureuses devienne, à notre époque, immédiatement sexuelles, n’aide pas à cet apprivoisement. Le temps des fiançailles vécu dans la chasteté aide souvent à développer les échanges par la parole et à s’apprivoiser dans des dimensions autres que corporelles.
« Nos bras ne tricheront pas ; Nos mains ne mentirons pas ». Les paroles sont-elles plus fausses que les écrits ? Ment-on plus facilement face à la personne que par correspondance ? Je pense qu’il est plus difficile de cacher ce que l’on est lorsque l’on côtoie quelqu’un au quotidien, quand bien même les paroles mentiraient. Combien de personnes se rencontrant après des mois ou des années de correspondance découvre que l’a personne qu’ils ont connue sur un site de rencontre, quand bien même ce serait un site de rencontre catholique, leur a menti sur des points importants de ce qu’elle est ?
La peur d’être rejeté et la honte de soi-même rend beaucoup plus forte la tentation de cacher qui l’on est vraiment et d’écrire des choses qui nous flattent avant de rencontrer son/sa correspondant(e). C’est le fait de se sentir aimé dans toute sa personne qui rend libre d’être soi-même et de ne plus se cacher, et ceci ne peut se vivre que dans le réel, en étant vu(e) et entendu(e) par l’autre, et dans la durée, quand les masques ne peuvent plus être conservés.
Le désir d’aimer un rêve plutôt qu’une personne réelle
Cette chanson est symptomatique d’une tentation constante dans l’usage des sites de rencontres et autres lieux de rencontres par Internet : le désir de s’attacher à une personne rêver, que la distance permet d’idéaliser, plutôt que d’apprendre à aimer la personne réelle.
Dans le film Inception de Christopher Nolan, dans l’une des dernières scènes, Cobb (Leonardo DiCaprio) réussit à résister à la tentation de rester éternellement dans le monde des rêves avec sa projection de son épouse Mal (Marion Cotillard), qui est morte et qui le harcèle dans ses rêves. Il finit par lui déclarer qu’il ne restera pas avec elle parce qu’elle n’est pas réelle. C’est lui qui l’a créée, le plus parfaitement possible, mais il n’est pas capable d’imaginer celle qu’il aime dans toute sa complexité, avec « toutes ses perfections et imperfections ». Il conclue que cette merveilleuse femme née de son subconscient ne vaut pas la peine qu’il lui sacrifie sa vie réelle.
Un être humain imaginaire ne peut jamais rendre heureux. La découverte de la réalité d’une personne qu’on idéalisait peut réserver des déceptions amères, mais cela vaut la peine de prendre le risque, car si elle ne provoque pas de terrible déception, la personne réelle, même avec la découverte de ses imperfections, sera forcément infiniment plus merveilleuse que la personne idéalisée et partiellement rêvée.
La chanson de Goldman n’est pas une déclaration d’amour, mais un refus de tenter l’aventure de l’amour vrai. Un refus de chercher à aimer cette femme dans tout ce qu’elle est, d’apprendre à connaître qui elle est vraiment, d’apprendre à l’accepter et à l’aimer dans « toutes ses perfections et imperfections ».
Cette chanson que j’écoutais dans mon adolescence me laissait toujours un sentiment de vide et de tristesse, un sentiment de rejet.