Devant le mal, devant l’injustice, il existe deux façons de se protéger : la révolte ou l’endurcissement dans l’indifférence. Si l’on ne se réfugie pas dans l’une de ces deux attitudes, le mal, la dureté des évènements et des gens, vont forcément nous déstabiliser, peut-être nous faire sombrer dans la dépression… Ces réactions de protection peuvent être d’autant plus violentes quand nous sentons ou craignons avoir une part de responsabilité plus ou moins grande dans la situation qui nous agresse, et que nous ne pouvons même pas nous raccrocher à l’idée de notre innocence.

Pourtant, quand Jésus éduquait celui qui devint le premier pape, l’une de ses façons d’agir fut de lui apprendre à se laisser ainsi déstabiliser devant le mal. Cf. Mt 16, 21-23 ; Mt 18, 21 ; Mt 26, 51-54, Jn 18-11, etc.

À l’inverse, c’est lorsque Pierre prenait plus que jamais conscience de sa propre vulnérabilité devant le mal, et devant sa propre faiblesse, sa propre capacité à commettre le mal, que Jésus le considérait le plus apte à devenir son instrument pour changer le monde, dans la mesure où il ne voulut pas fuir la douleur de cette vulnérabilité. Cf Lc 5, 8-10 ; Jn 21, 15-19 ; Lc, 22, 31-34.

La révolte, comme l’indifférence, quand on s’y enferme au-delà d’une première réaction épidermique, est une forme de fuite de notre propre responsabilité face au monde. La révolte peut effectivement nous pousser à l’action, mais quand bien même elle a pour but d’aider les plus faibles et pas seulement de punir des bouc émissaires, c’est toujours une action tronquée, qui finalement ne change rien en profondeur. Peut-être peut-elle changer les cartes de mains, mais le monde n’en devient ni moins violent ni moins injuste. La vie est dure pour chacun, et la responsabilité du mal, évidemment inégale selon les personnes, est quand même répartie entre presque tous les êtres humains de la terre, dans un enchevêtrement de cause et de conséquences, de petits égoïsmes et de grandes lâchetés, d’aveuglements et de pulsions.

La réponse que nous donne Jésus face au scandale du mal est celle de sa propre vulnérabilité. Il a frémi mais Il a accepté de porter en son cœur et en son corps tout le poids de la responsabilité du mal. Et il s’est laissé humilier et torturer, sans chercher à se raccrocher au souvenir de son innocence. Il s’est identifié au mal, n’a-t-il pas même accueilli en lui le ressenti psychologique de ceux qui ne savent plus s’ils ont mérité ou non les coups qu’ils subissent ? Quel fut le fruit de cette vulnérabilité accueillie ? S’Il est seulement mort pour nous prouver à quel degré Il nous aime, nous pourrions en être bouleversés d’émotion mais nous ne serions pas plus avancés… Cependant, en nous rejoignant au plus profond des ténèbres de notre cœur, et en acceptant de recevoir le mal de plein fouet, Jésus a aussi reçu le pouvoir de nous relever, et de transformer le bouleversement de notre vulnérabilité en une force d’amour qui vient de Lui. Seul cet amour, qui ne s’attarde pas à regarder le mal ni à maudire les coupables, peut nous mouvoir pour commencer à transformer le monde en commençant par le petit bout qui se présente à nous…

Chaque fois que, par l’amour, nous changeons un petit bout du monde au lieu de perdre du temps en révolte, c’est toute une réaction en chaîne qui démarre, et nous ne maîtrisons jamais les conséquences de chaque acte bienveillant que nous posons, qui peut avoir des résonances insoupçonnables dans le cœur d’autres porteurs de liberté.

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