Cher papa,

Ton fils que tu n’as jamais aimé t’écrit cette lettre que tu ne liras jamais. Vingt longues années ont enseveli sous mes pieds azéris mes jeunesses sans toi. À présent, ils sont enracinés jusqu’au tronc à une terre dont les sources m’abreuvent, dont je parle la langue et, à mon plus grand étonnement, je l’enseigne même. Pourquoi t’écrire maintenant dans une langue dont le sens te dépasse ? Pourquoi l’exposer ainsi, en piètre pâture à des inconnus qui n’en ont cure ? Sans doute pour avoir l’assurance qu’elle sera au moins lue une fois dans une vie. C’est si peu, une fois. C’est si peu, une vie. C’est comme le mur blanc que j’observe où se dessinent quelques rares mots d’une simplicité enfantine, le même mur de mes quatre ans que je barbouillais d’envie et de rêves, dans cet appartement immense, tu sais, au centre-ville de Bakou. Si peu de souvenirs, pour quelqu’un qui a vécu deux cents ans… Ton cabriolet rouge sang, notre pays où la pluie est bannie par les fronts brûlants de mille commerçants vociférant sous le balcon, nos tapis, nos encens, notre édition limitée des Mille et Une Nuits, mon jouet de super-héros inconnu made in russia aux allures propagandistes, aux membres disloqués, ton uniforme de gradé, maman qui sourit autant qu’elle pleure quand tu le revêts à nouveau.