Beaucoup de saints des temps anciens, les saints capables de monter « le rude escalier de la perfection » (Cf. Thérèse de Lisieux, Manuscrit C), auraient considéré comme perdu le chrétien incapable de quitter une situation en opposition avec la Parole de Jésus. Ils auraient craint que celui qui n’était pas capable de tout quitter pour Jésus en un instant ne soit destiné qu’à subir le sort des « tièdes » dont parle le livre de l’Apocalypse.
Je connais ta conduite : tu n’es ni froid ni brûlant — mieux vaudrait que tu sois ou froid ou brûlant — ; aussi, puisque tu es tiède — ni froid ni brûlant — je vais te vomir. (Ap, 3, 15-16).
Heureusement pour nous — génération où tant d’entre nous sommes brisés, sans volonté, incapables de lutter contre nos envies —, le XIXe siècle nous a donné Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, dont la doctrine a été reconnue comme vraie par l’Église catholique.
Thérèse Martin, de Lisieux, se sentait incapable de faire de gros efforts, et pourtant elle était consumée du désir d’être pleinement unie à Jésus, c’est-à-dire d’être sainte. Elle avait tellement confiance en lui, qu’elle s’est dit qu’il y avait forcément une solution. Et c’est comme ça qu’elle a découvert sa « petite voie », bien différente du chemin de sainteté pris par les grands saints qui quittaient tout pour aller jeûner dans le désert.
Vous le savez, ma Mère, j’ai toujours désiré d’être une sainte, mais hélas ! j’ai toujours constaté, lorsque je me suis comparée aux saints, qu’il y a entre eux et moi la même différence qui existe entre une montagne dont le sommet se perd dans les cieux et le grain de sable obscur foulé sous les pieds des passants ; au lieu de me décourager, je me suis dit : le Bon Dieu ne saurait inspirer des désirs irréalisables, je puis donc malgré ma petitesse aspirer à la sainteté ; me grandir, c’est impossible, je dois me supporter telle que je suis avec toutes mes imperfections ; mais je veux chercher le moyen d’aller au Ciel par une petite voie bien droite, bien courte, une petite voie toute nouvelle.
Nous sommes dans un siècle d’inventions maintenant ce n’est plus la peine de gravir les marches d’un escalier, chez les riches un ascenseur le remplace avantageusement. Moi je voudrais aussi trouver un ascenseur pour m’élever jusqu’à Jésus, car je suis trop petite pour monter le rude escalier de la perfection. Alors j’ai recherché dans les livres saints l’indication de l’ascenseur, objet de mon désir et j’ai lu ces mots sortis de la bouche de la Sagesse Eternelle : « Si quelqu’un est TOUT PETIT qu’il vienne à moi » (Pr 9,4).
Alors je suis venue, devinant que j’avais trouvé ce que je cherchais et voulant savoir, ô mon Dieu ! ce que vous feriez au tout petit qui répondrait à votre appel j’ai continué mes recherches et voici ce que j’ai trouvé : « Comme une mère caresse son enfant, ainsi je vous consolerai, je vous porterai sur mon sein et je vous balancerai sur mes genoux ! » (Is 66,12-13)
Ah ! jamais paroles plus tendres, plus mélodieuses, ne sont venues réjouir mon âme, l’ascenseur qui doit m’élever jusqu’au Ciel, ce sont vos bras, ô Jésus ! Pour cela je n’ai pas besoin de grandir, au contraire il faut que je reste petite, que je le devienne de plus en plus. O mon Dieu, vous avez dépassé mon attente et moi je veux « chanter vos miséricordes. (Ps 89,2) » (Manuscrits autobiographiques de Thérèse de Lisieux, Manuscrit C).
Comment devenir saint quand on est dans une situation en opposition avec la volonté de Dieu et que l’on ne veut pas en changer ? Poser la question n’est-il pas déjà scandaleux ?
Un très grand pas pour être plus profondément uni à Dieu, quelle que soit notre situation, c’est celui d’ouvrir les yeux sur la vérité nue, et de ne pas fuir le regard de Dieu sur cette vérité. « Oui, je suis pharmacien, je vends des pilules qui vont peut-être provoquer la mort d’être humains déjà conçus. Je ne veux pas démissionner, ce serait trop dur, je n’ai pas d’autre formation, je ne vois pas d’autre chemin pour avoir une vie normale. D’accord, c’est un péché. D’autres que moi auraient le courage de démissionner quitte à vivre dans une situation très difficile. Et pourtant je te désire mon Dieu ! » ou « Oui, je vis avec cette homme qui a déjà été marié. Je sais que tu as dit que celui qui épouse un divorcé commet l’adultère. J’aime cet homme et je ne peux pas envisager de vivre dans lui. Pour autant, je ne veux pas t’accuser, Jésus, de nous demander des choses mauvaises. Ce n’est pas parce que je n’y arrive pas, parce que je ne le veux pas, que tu as tort de nous le demander. Je vis ainsi mais pourtant je te désire Jésus ! ».
Pourquoi fuir la vérité ? Pourquoi dire que c’est bien de prendre la pilule, même si l’Église dit que c’est mal, plutôt que de dire : « Je n’arrive pas même à vouloir obéir à cette demande si exigeante de l’Église, je suis confronté(e) à mes limites. Je ne supporte pas les contraintes et l’insécurité qui sont liés à mes yeux aux méthodes naturelles de régulation des naissances. Mais ça ne veut pas dire que l’Église ait tort de nous présenter ce chemin comme le seul bon. »
Dieu n’est pas fourbe. Ce n’est pas parce que je vais admettre que l’Église a raison dans ce qu’elle demande, que ma vie est en opposition avec ce que Jésus exige dans l’Évangile, que tout d’un coup je vais être acculé à tout changer sans en avoir vraiment pris la décision. Notre liberté est sacrée aux yeux de Dieu, c’est pour ça que tant de choses vont mal dans le monde…
Reconnaître la vérité du mal dans ma vie devant Dieu ne va pas m’éloigner de lui, si je persévère dans ce mal, mais me rapprocher de lui, à condition que cette reconnaissance de la vérité ne soit pas une revendication orgueilleuse. Si j’accepte de dire la vérité de mon péché devant Dieu, cette attitude sera féconde si elle est humble, et si elle est liée au regret de ne pas vivre pleinement selon la volonté de Dieu, même si ce regret n’est pas accompagné de la volonté de changer.
Cette attitude spirituelle de vérité dans l’humilité me permet de rester en relation avec Dieu, mais elle ne suffit certes pas à être un saint. Le chemin de sainteté de quelqu’un qui vit d’une façon contradictoire avec les commandements de Jésus — et qui n’essaie pas de changer de vie, qui n’arrive pas même à vouloir renoncer à son péché, sans pour autant perdre son désir de Dieu — sera un chemin long et douloureux. Si je veux aussi éviter d’avoir mal, alors mieux vaut tout de suite oublier Jésus. Mais de toute façon il n’existe pas de vie humaine sans douleur.
La seule solution possible est alors de vivre radicalement l’enseignement de Thérèse de Lisieux. Son ascenseur n’est fermé pour personne. Si, inlassablement, je me remets devant Jésus, en lui présentant la vérité de ma situation, et mon incapacité à renoncer à mon péché, ainsi que mon désir d’être totalement uni à Lui, alors je lui donne le droit d’agir dans ma vie. Si je suis fidèle à la prière, si je lui demande que mon désir de Lui grandisse encore, alors c’est sûr, ce désir me fera de plus en plus mal. Ce désir et cette douleur, en eux-mêmes, commenceront à me transformer, à me faire ressembler un peu plus à Jésus, malgré ma situation.
Si mon désir de Dieu est vrai, si je suis sans mensonge devant Lui, si j’accepte de patienter autant qu’il faudra et si je vais jusqu’au bout de la logique de confiance en Jésus que nous enseigne sainte Thérèse, comment pourrait-Il décevoir mon désir et mon espérance ? Jésus agit différemment dans la vie de chacun, mais il n’est aucune situation où Il ne soit pas capable de balayer les obstacles qui Le séparent de son bien-aimé.
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