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La pitié dangereuse

Temps de lecture estimé : 5 min

« La pitié dangereuse (ou l’impatience du cœur) » est le titre du seul roman de Stefan Zweig, roman édité en 1939.

La pitié dangereuse de Stefan Zweig

Stefan Zweig (1881-1942) est un auteur qui a toujours vécu dans la nostalgie de l’Empire austro-hongrois, démantelé en 1918. Son œuvre, vaste, est surtout composée de nouvelles, de biographies et de lettres.

Ce roman montre comment une pitié non éclairée par la raison peut mener, avec les meilleures intentions du monde, aux pires catastrophes. Il est d’autant plus intéressant qu’il concerne les rapports entre un homme et une femme, qui tissent une relation ambiguë.

Attention, ce qui suit révèle l’ensemble de l’intrigue.

En 1913, Anton Hofmiller, jeune officier de cavalerie, bien fait de sa personne, s’ennuie dans une petite ville de garnison près de la frontière hongroise. Introduit dans le château de l’homme le plus riche de la contrée, Kekesfalva, il rencontre sa fille unique, Edith, une jeune beauté, clouée dans son fauteuil par une paralysie des jambes. Ultrasensible, elle refuse l’idée de continuer à vivre si son médecin n’arrive pas à lui trouver un traitement. Le contact entre les deux jeunes gens est très bon, après la résolution d’un malentendu.

Hofmiller, tout surpris, accepte les invitations quotidiennes au château. Il développe, sans le savoir, une forme de pitié envers Edith. Il est bien content de lui tenir compagnie, car manifestement, elle se sent beaucoup mieux à chaque fois qu’il est là.

Mais tout cela se produit car, à l’insu du jeune officier, Edith est tombée amoureuse de lui dès leur première rencontre. Lorsqu’elle lui révèle son amour envers lui, elle devient d’une exigence sans bornes, tout comme son père, acharné depuis toujours à combler les moindres désirs de « la pauvre infirme », qui pourtant a en horreur toute pitié à son égard. Edith, pourrie gâtée par son père depuis toujours, fait d’ailleurs comprendre à Hofmiller qu’elle n’hésitera pas à se suicider s’il la déçoit. Il en serait de même d’ailleurs, si aucun traitement n’était finalement trouvé à sa paralysie.

Hofmiller, toujours aussi aveugle, finit par accepter du bout des lèvres, de manière confuse, les fiançailles, puis le mariage, suite aux pressions d’Edith et de son père, impatients à l’extrême.

L’officier, affolé, réalisant que tout cela lui a été arraché sans qu’il y consente vraiment, veut faire comme si rien ne s’était passé, et se fait envoyer dans une garnison lointaine, sans prévenir les gens du château. Puis il se ravise, comme se réveillant d’un rêve, et décide de revenir pour éviter que l’irréparable se produise, mais il est trop tard. Dans l’intervalle, Edith s’est jetée d’une tour du château. Son père n’a survécu que quelques jours à la mort de sa fille.

Hofmiller, dégoûté de lui-même, se lance à corps perdu dans la Première guerre mondiale, pour essayer d’oublier la double mort dont il se sent responsable.

Commentaire

À côté de la pitié vraie, créatrice, décidée, persévérante, compatissante, patiente et tolérante parfois jusqu’à l’extrême, se trouve malheureusement son contraire, la pitié fausse, molle et sentimentale. Celle-ci est en fait « l’impatience du cœur », voulant se débarrasser à bon compte du sentiment pénible ressenti en présence de la souffrance d’autrui.

Il n’est pas besoin de dire quelle est la pitié exercée par Anton Hofmiller envers Edith Kekesfalva. Tous deux sont, à leur manière, prisonniers de l’impatience du cœur. Lui se laisse ballotter bêtement au gré des événements, excusé il est vrai par son inexpérience et par le manque de personnes fiables pour le conseiller. Elle ne peut supporter que ses désirs ne soient assouvis immédiatement : elle menace de se suicider si aucun traitement n’est trouvé rapidement à sa paralysie, ou si Hofmiller ne l’épouse pas.

L’un des intérêts du roman est de révéler une règle fondamentale dans les rapports hommes-femmes : il ne faut jamais présumer que la relation ne comporte aucune ambiguïté, qu’elle est et restera toujours purement amicale des deux côtés.

Hofmiller a été incapable de déceler les sentiments d’Edith, car étant inexpérimenté, n’ayant connu comme relations féminines que des aventures éphémères ou des prostituées, il ne peut imaginer que la fille unique de l’homme le plus riche de la région soit amoureuse de lui. Ensuite s’enclenche le mécanisme infernal. Prisonnier de sa faible volonté face aux puissantes pressions d’Edith et de son père, il lâche sans arrêt du terrain, faisant deux pas en avant et un pas en arrière, incapable d’arrêter la relation toxique avec Edith.

Hofmiller sait très bien qu’il n’aime pas Edith, mais n’ose pas l’avouer pour ne pas la rendre malheureuse, et ensuite pour ne pas la pousser au suicide. Edith refuse l’idée même que Hofmiller puisse ne pas avoir de sentiments à son égard. Elle est complètement aveuglée par la joie qu’elle ressent lorsqu’elle est en sa présence.

Jusqu’à la déclaration d’Edith, Hofmiller n’imagine que de l’amitié. Dès leur première rencontre, Edith ne pense qu’à un amour passionné qui doit aboutir à son terme.

 

Une personne célibataire, bienveillante, ne doit jamais négliger le risque qu’une personne célibataire, en souffrance, et de l’autre sexe, ne tombe amoureuse d’elle, parfois dès la première rencontre, comme on le voit dans « La pitié dangereuse ». La soif d’affection, de compassion, d’attention, l’impatience du cœur pour tout dire, peut être tellement puissante qu’elle peut emporter toute raison sur son passage.

Ce type de relation est volontiers appelé par les psychologues la « relation médicament ». C’est une relation profondément asymétrique, et, comme telle, elle débouche presque immanquablement sur un désastre si elle se prolonge. Heureusement qu’elle ne débouche pas toujours sur un suicide, comme dans le roman qui nous occupe. Ceci dit, celui qui exerce la fausse pitié risque, à plus ou moins long terme, de ne plus supporter d’avoir choisi délibérément d’être le médecin ou l’infirmier de son conjoint gravement malade ou handicapé1.

Tout ce qui vient d’être dit s’applique encore plus aux relations commencées, sur Internet et qui n’ont pas encore débouché sur une rencontre physique. L’imagination peut d’autant plus galoper sans entrave que l’on n’a pas en face de soi un être de chair et de sang, mais un écran et des haut-parleurs. Cette spécificité de la relation « asymétrique » sur Internet est développée dans cet article.

Le livre de Stefan Zweig est précieux, car il éclaire, sous forme de récit dramatique, une dimension du cœur humain qui est souvent passée sous silence dans notre monde. Par réaction avec les conceptions « anciennes », on ne veut souvent voir que l’amour que sous l’angle des sentiments. Dans la conception « moderne », La raison ne doit pas seulement être seconde, elle doit être rejetée délibérément pour que la passion puisse être portée à son paroxysme. Et voilà comment l’on ouvre grande les portes à la pitié dangereuse et aux souffrances et drames qu’elle suscite.

Je souhaite que ce livre puisse ouvrir les yeux de personnes engluées dans ce type de relation, ou bien qu’il aide des personnes de bonne volonté à conseiller un de leurs amis empêtré dans une affaire semblable.


  1. Précision : il est possible de réussir un mariage entre une personne valide et une personne handicapée. Cela dit, les deux personnes et ceux qui les préparent au mariage doivent faire preuve d’une très grande vigilance pour ne pas tomber dans « l’impatience du cœur » et ruiner le couple. Un témoignage récent d’assemblage réussi : Un hurluberlu dégingandé et une demi-portion, Séverine-Arneld Hibon, Éd. de l’Emmanuel. Le mari de Séverine est infirme moteur cérébral depuis sa naissance.

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  1. Evangéline

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