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Tout chrétien est amené un jour ou l’autre à lire des vies de saints. Les nouveaux convertis, en particuliers, sont avides d’avoir des exemples pour suivre fidèlement Jésus, et c’est très bien ainsi : puissions-nous avoir la même soif qu’eux.

Mais voici une difficulté : dès que l’on quitte les biographies des saints du XXe siècle, on est confronté à des récits « à risque ». En effet, ces vies de saints risquent de causer de graves ennuis à ceux qui sont tentés d’imiter à la lettre les comportements de ces saints tels qu’ils sont décrits.

Ces ennuis, je vais en décrire quelques uns. J’espère que cela nous aidera, dans notre ferme volonté de devenir des saints, à ne pas tomber dans des pièges qui ne peuvent que nous entraver dans notre marche, au lieu de la favoriser.

Il doit être bien clair que tout ce que je vais mentionner ci-dessous relève de la généralisation. Il y a heureusement beaucoup de vies de saints d’avant l’époque moderne qui ne tombent pas dans ces travers.

Voici donc les ennuis que j’ai identifiés. Si vous en voyez d’autres, merci de nous les signaler dans vos commentaires, ça sera sûrement utile à nos lecteurs.

1. les austérités, grands jeûnes, mortifications, macérations, et toutes autres pratiques pénitentielles poussées ;

2. l’insistance sur les souffrances endurées ;

3. la surreprésentation extrême des consacrés et martyrs ;

4. l’insistance sur la force physique et surtout morale ;

5. l’insistance sur le mépris des réalités du monde commun ;

6. l’admiration pour les parcours sans tâche.
J’en oublie sans doute, je vais donner des détails et exemples sur ceux que j’ai identifiés ci-dessus.

1. les austérités et pénitences

C’est la difficulté la plus évidente pour les nouveaux convertis, mais pas seulement pour eux.

Quand on lit certaines de ces biographies, les austérités tiennent une large place, parfois même la première, avec des conséquences physiques qui semblent injustifiables. Exemple : ceux qui sont morts d’épuisement.

Le risque de vouloir imiter ces pratiques semble évident : comment pratiquer tout cela sans se mettre dans un état physique qui compromettrait l’accomplissement de nos devoirs d’état ? Notre époque nous fait vivre depuis notre enfance dans un confort inédit dans l’histoire de l’humanité : nous vivons en majorité avec un toit sur la tête, une nourriture correcte, une bonne hygiène, des services de santé de qualité, un travail sans danger immédiat, et j’en passe.

Si nous nous mettons à manger cinq patates et à dormir trois heures chaque 24 heures comme le Curé d’Ars, nous allons tout simplement mourir ! Donc attention à ces pratiques, Dieu nous invite à nous laisser aimer par lui, à l’aimer, à nous aimer nous-même et à aimer notre prochain et c’est suffisant. Ces pratiques sont donc, disons-le carrément, accessoires parfois même nuisibles. Nous pouvons atteindre la plus haute sainteté sans elles.

Certes, en carême, nous sommes invités à jeûner, et il peut être bon de jeûner de nourriture. Mais n’oublions pas qu’il existe toutes sortes de jeûnes agréables à Dieu : cesser les jugements durs sur nous-même, tenter de limiter nos plaintes et plutôt le remercier pour toute notre vie telle qu’elle est, tenter de limiter notre consommation des nouvelles catastrophiques que nous livrent chaque jour les médias…

À chacun de voir ce qui le fait grandir et devenir plus beau. Pourquoi s’imposer des contraintes si nous ne sommes pas sûrs que cela nous rapproche de Dieu ?

Mais le plus grand risque de ces pratiques pénitentielles c’est surtout de nous centrer sur nos « performances » plutôt que sur l’« unique nécessaire » dont parle Jésus à Marthe (Luc 10, 38-42), à savoir se mettre à l’écoute de la Parole de Dieu sous toutes ses formes.

2. l’insistance sur les souffrances endurées

À lire certaines vies de saints, il semblerait que le meilleur chemin vers la sainteté, c’est de souffrir énormément, d’être un champion de la souffrance, de subir les souffrances les plus extrêmes, sous toutes les formes et à toutes les étapes de la vie. Mieux, il faudrait la désirer.

Certes, Paul dit : « Que jamais je ne me glorifie sinon dans la croix de notre Seigneur Jésus Christ, qui a fait du monde un crucifié pour moi et de moi un crucifié pour le monde. »
Certes, Dieu veut les souffrances que nous endurons soient autant d’occasion de nous unir à lui.
Mais ce n’est pas la souffrance qui nous rend saints, c’est l’union à Dieu, que la souffrance peut parfois favoriser et parfois contrarier.
La tentation, à la lecture de ces vies de saints, est la suivante : croire que, parce que je ne souffre pas ou peu au quotidien, je ne serai jamais saint. C’est faux !

La souffrance n’a pas été créée par Dieu ! Oui, il l’utilise. Non, il ne la désire pas pour nous, il la permet, et ce n’est pas du tout la même chose.
Donc attention de ne pas tomber dans le piège de nous dire : « Seuls ceux qui souffrent terriblement sont des saints. Moi, je fais tout pour éviter la souffrance, donc je ne suis qu’un lâche, donc je ne serai jamais un saint. » Mais c’est oublier que Dieu connaît exactement ce que nous pouvons supporter, et même si nous ne tenons plus, il est encore là pour nous accompagner et en faire quelque chose qui soit bon pour nous et qui lui rende gloire : seule notre bonne volonté est requise.

Certes, nous savons que nos choix peuvent nous conduire à endurer certaines souffrances, mais c’est le lot de tout homme qui agit avec droiture en ce monde. Encore une fois, c’est la confiance en Dieu qui doit nous conduire, et non je ne sais quelle « performance » en matière de souffrance.

3. la surreprésentation extrême des consacrés et martyrs

Plus de 95% des récits de vies de saints concernent des consacrés ou à des martyrs.
Or, plus de 95% des chrétiens sont des laïcs.
Cela peut être à l’origine de plusieurs tentations.

D’abord, si l’on est jeune et fervent, la tentation de se dire qu’il est presque obligatoire de se consacrer pour être saint. Si je n’ai pas d’exemple de saints laïcs, et des milliers d’exemples de saints consacrés, comment pourrais-je concevoir la sainteté laïque ? Et si j’arrive à croire qu’il est possible d’être laïc et saint, quels exemples puis-je trouver ?
D’autre part, si je lis beaucoup de ces vies, je risque sans m’en rendre compte de ne pas tenir compte de mon état de vie laïc et de transposer sans discernement les pratiques et manières de penser des saints dont je découvre la vie.

Heureusement que beaucoup de leurs pratiques sont bonnes à imiter et que beaucoup de leurs conseils sont bons à suivre. Mais il y a un réel discernement à effectuer, faute de quoi nous « jouerons » au saint consacré sans même nous en apercevoir, au détriment de nos devoirs d’état qui sont principalement notre famille ou notre recherche d’un conjoint, et notre travail. Nous pouvons même risquer de percevoir nos devoirs d’état comme des entraves à notre quête de sainteté, puisque du fait de leur état de vie, les saints consacrés n’ont pas charge de famille et n’ont pas un « travail » dans le sens commun.

4. l’insistance sur la force physique et surtout morale

Dans ces vies, les saints ont le plus souvent une volonté de fer. Ils arrivent, grâce à elle, à vaincre leurs péchés, à se donner sans compter à leur prochain, à prier des heures quelle que soit l’aridité de leur prière, ils tiennent bon dans les épreuves, ils se moquent de leurs persécuteurs et chantent dans les supplices.
De plus, souvent, ils arrivent à forcer leur corps à des efforts démesurés, et parfois même ils meurent d’épuisement.
Le corps est souvent vu comme une réalité à mater, à dompter par la force de l’esprit. S’il regimbe, on ne doit pas hésiter à le maltraiter, faute de quoi on tombe dans la lâcheté, la mollesse, on s’apitoie, alors qu’il faut s’oublier en tout, ne pas tenir compte de soi, ne jamais faire droit à ce qui est vu comme la volonté propre.

Tout cela est vraiment dangereux, et c’est la grâce de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus de nous avoir fait comprendre que Dieu veut se manifester sa puissance et son amour dans ceux qui tombent, qui ne tiennent pas le coup, qui n’ont ni grande force physique ni surtout grande force morale.
Elle ne fait d’ailleurs qu’appliquer la parole de Jésus qui dit qu’il est venu pour les pécheurs et les malades.
Saint Paul nous le dit : « Dieu se glorifie de nos faiblesses », et « c’est quand je suis faible que je suis fort ». Quand on voit l’incroyable force de volonté de saint Paul, on est tenté de se dire qu’il est lui-même un fort mauvais exemple de ce qu’il prêche !

Sainte Thérèse nous dit que sa vie consiste en ceci : « Je tombe, je me relève. Je tombe, je me relève… », et ainsi de suite.
Notre époque ne nous pousse guère à exercer notre volonté. Dieu le sait parfaitement. Il travaille avec nous tels que nous sommes, et pas tels qu’étaient nos devanciers les « grands » saints à la force démesurée (en tout cas, c’est ce qu’on nous dit d’eux dans les livres).
Donc, si je vois que ma volonté est plutôt chancelante, il est bon de demander à Dieu de me donner plus de force, et ensuite d’abandonner toute inquiétude à ce sujet : lui sait ce qui est bon pour moi, lui sait de quelle manière il va déployer sa force dans ma faiblesse, ce n’est plus mon affaire.

Nous pouvons même aller plus loin : la voie d’enfance de Ste Thérèse de l’enfant Jésus est plus efficace que le rude escalier de la perfection de Thérèse d’Avila. En prenant conscience beaucoup plus rapidement de ma faiblesse, je peux tout de suite m’abandonner dans les bras de Jésus et le laisser tout faire, ce qui est le but du chemin de perfection.

5. l’insistance sur le mépris des réalités du monde commun

Les saints des livres semblent vivre déjà dans l’au-delà. Non seulement les réalités du monde ne les intéressent en rien, mais ils se font un point d’honneur de les traiter avec le plus grand mépris.
Et certes les consacrés ne doivent pas accorder d’importance excessive à l’argent, ne doivent surtout pas envisager une quelconque « carrière » ecclésiastique (pour les prêtres) et doivent être heureux de mener une vie évangélique proche, matériellement, de celle qu’a vécu Jésus.
Mais pour les laïcs ? Doivent-ils abandonner tout souci d’argent pour leur famille ? Doivent-ils renoncer à tout épanouissement professionnel au risque d’être malheureux et donc de pénaliser leurs proches ? Doivent-ils mépriser la sexualité et les réalités corporelles sous toutes leurs formes ? Doivent-ils se désintéresser des affaires du monde, de la politique par exemple ?
Certainement pas !

Jésus nous parle souvent de questions d’argent dans l’Évangile. Il parle aussi des rapports hommes-femmes. Il loue l’intendant fidèle. Il demande de rendre à César ce qui lui revient. Paul VI nous dit que la politique est la forme la plus haute de la charité.
Nos vies de saints peuvent nous tromper une fois de plus du fait qu’elles nous rapportent surtout la vie de consacrés vivant à des époques précises, avec des conceptions de la sainteté qui sont datées, qui ne se confondent pas avec l’enseignement constant de l’Église.

Donc, attention de ne pas « faire les anges » par rapport à des réalités que Dieu nous demande de sanctifier. Le Concile Vatican II nous dit que le rôle des laïcs est de sanctifier les réalités temporelles. Si nous n’écoutons pas ce que Dieu nous demande, nous nous détournons inévitablement du chemin de sainteté qu’il souhaite pour nous.

6. l’admiration pour les parcours sans tâche

Si l’on regarde certains livres, surtout ceux décrivant des saints qui sont morts jeunes, on a l’impression que depuis leur berceau jusqu’à leur tombe ils n’ont commis aucun péché et qu’au contraire ils ont toujours vécu dans la perfection.
On décrit même parfois un signe de prédestination à la sainteté dès leur naissance.

Pour se moquer de ces vies de saints, il a été écrit que saint François de Sales, étant bébé, refusait le sein de sa mère le vendredi par esprit de pénitence.
Considérer que le vrai saint est celui qui ne pèche jamais ruine complètement le besoin de miséricorde que nous avons tous ! Comment Dieu pourrait-il déployer sa miséricorde et manifester sa puissance et sa bonté si nous ne péchons jamais ?
Pourquoi aurions-nous besoin d’un sauveur ?

On peut donner la même citation de sainte Thérèse que ci-dessus : « Je tombe, je me relève. Je tombe, je me relève… ».
Elle avait bien compris qu’elle ne pouvait devenir sainte que soutenue à bout de bras par la miséricorde. Dans notre époque où tout est fragile, et surtout les faibles pèlerins que nous sommes sur cette terre, c’est bien de son enseignement dont nous avons besoin, enseignement qui a fait d’elle un Docteur de l’Église.

Nous pouvons également rendre grâce à Dieu pour le sacrement de la réconciliation, qui est un authentique creuset de sainteté. Les saints ne cessent depuis des siècles de nous pousser à aller y puiser régulièrement la miséricorde de Dieu, à nous abreuver à cette source de vie.

Je pense avoir suffisamment montré que nous ne devons pas rester passifs lorsque nous lisons les « vieilles » vies de saints.
Pour ceux qui pensent que j’exagère, je renvoie à la révolte que j’ai publié en août 2014 concernant la notice hagiographique de sainte Claire publiée sur le site levangileauquotidien.org, tirée d’un livre publié en 1947.

Comment, alors, tirer partie de ces vies de saint sans tomber dans les pièges que j’ai mentionnés ? Car elles peuvent à coup sûr beaucoup nous aider pour peu que nous les lisions avec discernement.
Ce discernement, je pense que nous pouvons l’acquérir par plusieurs moyens. Je cite les plus évidents : une authentique vie de prière personnelle et communautaire, une formation chrétienne fondée sur la Bible et l’enseignement de l’Église et, si possible, l’aide d’un directeur spirituel. Vous pouvez en proposer d’autres dans les commentaires, c’est vraiment un service à rendre aux autres visiteurs.

Un contrepoison : saint Jean XXIII

Je voudrais terminer en regardant la vie d’un saint qui peut nous aider à ôter tout ce qui peut nous décourager et nous sembler des « performances » à réaliser dans notre chemin de sainteté.

Dans son livre de 1978, Paul Dreyfus nous raconte la vie de saint Jean XXIII en long, en large et en détails (486 pages !) Ce livre est un véritable « vaccin » contre la tentation des performances en matière de sainteté.

Vous croyez qu’on doit gagner la sainteté à force de pénitences ?
Vous aurez bien du mal à trouver de dures pénitences chez Jean XXIII ! Au contraire, on peut légitimement se demander si on ne pourrait pas le qualifier carrément de « bon vivant » ! Qu’on en juge : il était gros parce qu’il aimait vraiment la bonne nourriture… On lui demande de suivre un régime. Il accepte de mauvais gré. Au bout de quelques jours, alors qu’on lui sert encore des légumes sans accompagnement, il dit : « Basta ! » et se fait servir un bon plat de pâtes qu’il affectionne.

Vous croyez qu’il faut souffrir beaucoup pour être saint ?
Certes, Jean XXIII a subi comme tout le monde des souffrances dans sa vie, comme la perte de ses parents. Mais vous ne trouverez rien d’extrême. Ayant grandi à la campagne, il avait une santé de fer, et il est mort sans souffrances « extraordinaires », à l’âge de 81 ans !

Vous croyez qu’il faut une force morale hors du commun pour être saint ? Lorsque on demanda Jean XXIII de quitter la France, qu’il aimait beaucoup, pour devenir patriarche de Venise, croyez-vous qu’il a dit : « Le Seigneur a donné, le Seigneur a repris, que le nom du Seigneur soit béni. » ? Au contraire, il s’est plaint amèrement en disant : « J’aime Paris, j’aime la France, j’aime les Français. » Dans le livre, on le voit se plaindre ouvertement de plusieurs autres décisions qu’il a subi, mais on ne voit pas qu’il s’agisse de décisions très dures, d’humiliations telles qu’on peut les lire dans les vies des « grands saints du passé ». Jean XXIII a simplement obéi à ce qu’on lui demandait en toute simplicité, paisiblement, et on a envie de dire : « comme tout le monde ».

Vers ses 50 ans, quand il était visiteur apostolique à Istanbul où il n’avait qu’une action concrète très limitée. Croyez-vous qu’il a béni le Ciel en disant : « Je ne suis qu’un serviteur inutile » ?
Au contraire, il s’est plaint « comme tout le monde » de n’avoir pratiquement rien fait de réellement significatif dans sa vie.

Vous croyez qu’il faut mépriser toute réalité de ce monde pour être saint ?
Non seulement Jean XXIII aimait bien la bonne nourriture, mais il raffolait des voyages, ne s’en cachait pas et ne s’en privait pas ! Quand il était nonce en France, il se déplaçait aux quatre coins du pays au point qu’on se moquait de lui comme d’une toupie toujours en mouvement.

Certes, c’était un consacré. Mais on ne voit pas que ce soit un prêtre qu’on désigne habituellement comme « exceptionnel » : ce fut certes un saint prêtre, mais pas quelqu’un qui s’est fait remarquer, jusqu’à son extraordinaire décision de convoquer un concile, ce qui en soi n’est pas un acte qui manifeste une quelconque sainteté.

Alors si vous voulez être saint, mais êtes effrayé à l’idée de vous lancer dans les « performances » que vous voyez dans les vieilles vies de saints, allez vite consulter ce beau livre sur saint Jean XXIII. Sa vie ne semble avoir rien d’exceptionnelle et c’est justement ça qui est bon pour ceux qui se sentent faibles !

Que ceux qui sont remplis de force utilisent au mieux cette force qui est un grand don, Dieu le veut et les bénira. Mais pour les autres, oubliez toute culpabilité, suivez les traces de sainte Thérèse et de saint Jean XXIII, glorifiez-vous de vos faiblesses et vous deviendrez des saints heureux tels qu’ils sont, tels que Dieu les veut. Ce n’est pas de la médiocrité, c’est vivre avec joie chaque jour que Dieu nous donne, comme il nous le donne, avec les forces qu’il nous donne.

Nous ne serons jamais le Curé d’Ars, et c’est tant mieux : Dieu n’est pas un photocopieur, il ne fait que des œuvres uniques !

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